Source [Actu juridique] : Faut-il interdire l’oeuvre de Miriam Cahn, Fuck abstraction, actuellement exposée au Palais de Tokyo au motif qu’elle représenterait une scène de viol impliquant un enfant ? C’est la question posée au Conseil d’État, dans le cadre d’un référé-liberté initié par quatre associations de défense de l’enfance. L’affaire a été plaidée ce vendredi après-midi.
Il s’en est fallu de peu pour que le référé-liberté examiné ce vendredi concernant l’oeuvre sulfureuse « Fuck abstraction » de l’artiste Miriam Cahn ne tourne au mano a mano entre Bertrand Périer du côté de la protection de l’enfance et Richard Malka en défense de la liberté artistique. Mais le président Thomas Andrieu est parvenu à temporiser les passions et à contenir les deux célèbres plaideurs dans les rigueurs techniques des débats de droit public.
Le viol, cette arme de guerre
Si le juge des référés-liberté du conseil d’État est sollicité en cette veille de week-end de Pâques, c’est que quatre associations de défense de l’enfance entendent faire décrocher ou, à défaut, interdire aux mineurs une toile de Miriam Cahn actuellement présentée au Palais de Tokyo. D’assez grande taille, dans les tonalités complémentaires de rouge et de vert, elle figure un homme nu en érection, debout, imposant à une personne à genoux aux mains liées dans le dos ce qui semble être une fellation en appuyant la main gauche sur sa tête, tandis qu’il appuie de la main droite sur la tête d’une autre silhouette. Les personnages n’ont pas de visage, ce ne sont que des corps. Le problème, c’est que certains y voient la représentation d’une scène pédopornographique. L’artiste s’en défend, expliquant qu’elle a voulu dénoncer les viols de guerre et que la silhouette frêle du personnage à genoux n’évoque pas un enfant mais la fragilité des victimes.
Dans un jugement du 28 mars, le tribunal administratif de Paris a déjà rejeté cette demande, présentée par Juristes pour l’enfance, en relevant que l’œuvre vise à dénoncer les viols de guerre, qu’un dispositif prévient les spectateurs que la toile peut choquer et, enfin, que l’exposition ouverte depuis le 17 février n’a reçu aucun signalement de difficultés malgré 45 000 visites.
C’est dans ce contexte que quatre associations de défense de l’enfance (une requérante, trois intervenantes volontaires) ont décidé d’intenter un référé-liberté devant le Conseil d’État, estimant que le maintien de l’œuvre portait une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, ici la protection de l’enfant et la dignité de la personne. Pour les associations en effet il y a deux problèmes : représenter une scène de viol impliquant un enfant, l’exposer au risque que des enfants voient le tableau. Elles demandent donc, dans le prolongement de leur action manquée devant le tribunal administratif, le retrait en urgence de l’œuvre ou, à défaut, l’interdiction aux mineurs.
La question controversée de la représentation de l’enfant
Première question soulevée par le dossier : tout le monde est d’accord pour considérer qu’il s’agit d’une scène de viol, mais qui en est la victime ? Un enfant, assurent les requérants, qui rappellent que l’artiste réfute toute forme d’allégorie, si elle peint une fleur, c’est une fleur. Le problème, objecte la défense, c’est qu’ici l’artiste dit qu’il ne s’agit pas d’un enfant, mais d’une personne frêle symbolisant la fragilité de la victime. Précision qui figure d’ailleurs dans le cartel. « La seule chose qui est indéniable, c’est que ce n’est pas un vrai enfant » rappelle opportunément Richard Malka, qui cite sans la nommer la fameuse leçon de Magritte – et on comprend pourquoi – « Ceci n’est pas une pipe ». C’est important parce que là se joue l’interprétation de larticle 227-23 du Code pénal prohibant la représentation à caractère pornographique d’un mineur. Pour les requérants, le tableau tombe sous le coup de l’interdiction. Du côté de la défense, on comprend le texte comme interdisant la représentation d’un vrai mineur, pas sa simple évocation. « En tout état de cause c’est la représentation d’un viol qui serait vu par un enfant, ce qui est une atteinte à la dignité humaine, rappelle Bertrand Périer. S’il n’y a pas de problème pourquoi tant de précautions ? » s’interroge-t-il.
Quel dispositif concret de protection des mineurs ?
C’est précisément la deuxième question soulevée par le dossier : l’œuvre est-elle ou non accessible aux mineurs ? Le président du Palais de Tokyo, Guillaume Désange, détaille les précautions prises par son établissement : un avertissement dès la billetterie, un autre à l’entrée de la salle indiquant qu’elle est déconseillée aux mineurs. Avant d’arriver à l’œuvre, un potelet contextualise la scène et enfin un cartel l’explique. Il y a aussi des médiateurs sur place pour renseigner le public. Si un mineur seul s’égare dans la salle, il sera refoulé par le personnel, en revanche, s’il est accompagné, il appartient à sa famille de juger s’il est pertinent ou non de le laisser voir l’œuvre, précise le président du Palais de Tokyo. Il se trouve qu’un article du Parisien relate le fait qu’un professeur aurait laissé ses élèves voir le tableau lors d’une visite en mars dernier, malgré les mises en garde. Le dispositif ne serait donc pas assez prudent. Pour le président du Palais de Tokyo, il n’y aucune raison que l’œuvre soit interdite aux mineurs. Les requérants rétorquent que les pédopsychiatres sont unanimes : il ne faut pas laisser les enfants voir des images de scènes sexuelles. « À 13 ans ils ont tous déjà vu un film pornographique, objecte Richard Malka, citant un article du Monde.
Retirer une oeuvre d’un musée serait très grave
Thomas Andrieu aborde la troisième question : s’agit-il ou non d’une infraction pénale. Le juge administratif n’est évidemment pas celui du délit, mais c’est un élément du dossier à prendre en compte. Côté requérant on assure que oui, tous les éléments d’une image pornographique sont réunis : sexe en érection, violence (personnage ligoté), absence de distanciation, intention de l’artiste (montrer une scène de viol). Vous ne pouvez pas écarter le contexte, répond la défense. Personne ici n’a voulu promouvoir la pédophilie ou susciter l’excitation sexuelle. « On vous demande de censurer la dénonciation des viols de guerre en Ukraine ! » s’insurge Richard Malka. Et de poursuivre « dans un musée, avec une contextualisation et des explications, ce n’est pas pornographique, ça le devient quand on balance les images sur les réseaux sociaux ». C’est l’un des axes de la défense, renvoyer la faute sur les requérants : ce sont eux qui voient dans cette scène de la pédophilie, eux qui ont médiatisé l’affaire et diffusé cette image, eux enfin qui ont créé le scandale.
Au bout de deux heures et demie de débats, Thomas Andrieu estime qu’il est temps de conclure. Les requérants rappellent la lente prise de conscience des ravages de la pédophilie et la nécessité de poursuivre les efforts de protection de l’enfance. « Retirer une œuvre d’un musée serait très grave et engendrerait un risque d’autocensure, gardons-nous des bonnes intentions » répond Me Mathonnet en défense.
Thomas Andrieu s’est fixé jusqu’à jeudi prochain pour décider si la protection de l’enfance impose ou non de porter atteinte à la liberté de l’artiste.