Novembre 2012, le froid a déjà verglacé les rues de Prague, en République tchèque. Pour la première fois de sa carrière, l’actrice Nikita Bellucci se rend dans la capitale du X européen. La jeune femme a rendez-vous chez Legal Porno, la nouvelle société de production dont tout le monde parle. Après les salutations d’usage avec les membres de l’équipe qui l’accueillent, un homme roux d’une trentaine d’années, silhouette élancée, vient à sa rencontre. « J’ai dit à voix haute à l’ami qui m’accompagnait : ‘C’est qui celui-là avec sa tête de puceau?’, se souvient la star du porno, connue dans le milieu pour son franc-parler. Sauf que le type me répond dans un français parfait : ‘Bonjour, Nikita…’ La honte, j’te jure. Je pensais que c’était un Tchèque! »
L’homme en question est pourtant bien français et s’appelle Stéphane Pacaud. Il dirige le holding WGCZ, l’un des leaders mondiaux de la pornographie sur Internet. Dans son giron, des marques à la renommée internationale comme le magazine Penthouse et un fleuron, XVideos. com. Cette plateforme propose plus de 10 millions de vidéos en accès libre, à la manière d’un YouTube pornographique. D’après le calculateur d’audience Alexa, le site, l’un des plus consultés au monde, rivalise avec des géants du Web comme Paypal, Spotify ou LinkedIn. Mais si les nababs de l’âge d’or du X, à l’instar de l’Américain Larry Flynt ou du Français Marc Dorcel, paradaient dans les soirées mondaines ou sur les plateaux de télévision, leurs successeurs fuient la lumière. Ce jour de novembre 2012, dans ses bureaux praguois, Stéphane Pacaud s’éclipse aussi discrètement qu’il s’est manifesté, comme à son habitude. Dans l’industrie du X, ils ne sont qu’une poignée à connaître son visage. Malgré des séjours réguliers à Prague, Nikita Bellucci ne recroisera plus jamais celui qu’elle appelle « le millionnaire qui a volé les scènes pornos de tout le monde ».
Un pirate, Stéphane Pacaud? Ce n’est pas le seul grief qui lui est fait. Le quadragénaire doit aussi répondre à des accusations d’abus sexuels commis par ses équipes pendant des tournages. Il est également attaqué pour avoir laissé prospérer des vidéos pédocriminelles sur ses plateformes. Sa trajectoire épouse les méandres de l’évolution de la pornographie sur Internet. Un Far West où une poignée de petits entrepreneurs du Web ont accumulé des fortunes grâce à leur opportunisme et une bonne dose de cynisme. Aujourd’hui, ils sont rattrapés par la vague mondiale de libération de la parole des femmes, que ce soit en France, avec l’ouverture d’une enquête pour viols et proxénétisme contre le spécialiste du porno amateur Jacquie & Michel, ou aux États-Unis contre Pornhub, accusé de diffuser des vidéos d’agressions sexuelles, parfois sur des mineurs.
La révolution du streaming
Quand Stéphane Pacaud se lance, au tout début des années 2000, la pornographie n’en est qu’à sa préhistoire sur Internet. Pas de haut débit ni de vidéos en streaming, mais de l’argent à gagner avec un boulevard devant soi. Enrichis par les bénéfices de la VHS et du DVD, les producteurs pornos traditionnels regardent encore d’un œil distrait ce Web naissant auquel ils ne comprennent pas grand-chose. Des diffuseurs d’un nouveau genre leur rachètent leurs vidéos, afin de les numériser et de les rendre téléchargeables en un clic. Pour augmenter leur audience, ils comptent sur un réseau d’affiliés, des webmasters qui créent des dizaines de sites X indexant leurs vidéos, contre une commission sur les ventes. Stéphane Pacaud est l’une de ces petites mains.
« C’était un fan de porno et il faisait ça pour partager les vidéos qu’il aimait bien, relate l’acteur Ian Scott, un de ses compagnons de route, interviewé en 2018. Il n’avait pas forcément l’idée de gagner beaucoup d’argent là-dessus, jusqu’à ce qu’il se rende compte que ça apportait vraiment beaucoup de trafic. » Lancé en 2001, son principal site, XNXX, devient l’un des plus consultés. Et Stéphane Pacaud se prend au jeu. « Je me souviens de lui parce que, parmi mes 150 affiliés, c’est le seul qui voulait prendre 70% de commission alors que les autres étaient à 50%, grogne un producteur ayant été en deal avec lui. La plupart étaient des étudiants qui faisaient ça pour avoir un revenu d’appoint, mais lui, il en a fait son business. »
L’année 2006 va redistribuer les cartes de l’économie de la pornographie, à son avantage. Durant l’été, à Charlotte, en Caroline du Nord (États-Unis), la société AEBN met en ligne un site d’un nouveau genre : PornoTube.com, calqué sur le concept de YouTube, créé un an plus tôt. Pour la première fois, des vidéos X sont accessibles gratuitement et en permanence, grâce à la technologie du streaming. Une révolution. Stéphane Pacaud prend le train en marche. Il capitalise sur l’audience de son site XNXX pour le transformer en « tube ». Puis, en avril 2007, il crée une nouvelle plateforme, avec un nom de domaine imbattable pour le référencement : XVideos. com.
Reste à savoir comment remplir ces sites. En effet, le webmaster ne dispose pas de ses propres vidéos. « La question à 1 million de dollars, c’est comment a-t‑il fait pour créer de l’audience avec zéro contenu sous licence? », s’interroge le patron d’un « tube » concurrent. Pour la plupart des professionnels interrogés, cela ne fait aucun doute : Stéphane Pacaud a commencé en diffusant des milliers de scènes pornos sans l’accord de leurs propriétaires, en toute illégalité. « Il payait des gens aux Philippines pour aspirer toutes nos vidéos, rapporte un producteur un temps en affaires avec lui, qui a recueilli ses confidences. Puis ils les redécoupaient, et ensuite, ils les remettaient en ligne sur ses plateformes. »
Stéphane Pacaud n’en est pas à son coup d’essai en matière d’infraction à la propriété intellectuelle. Parmi ses autres casquettes, le cybersquatting. Cette pratique consiste à enregistrer des adresses Web correspondant à des marques, sans l’autorisation de l’ayant droit, avec l’intention de les revendre, ou d’en détourner l’usage. En 2007, le spécialiste de la restauration collective Sodexho saisit l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) pour récupérer un nom de domaine qu’il détient abusivement.
« Tout ça pour un nom minable et sans aucune valeur, lance-t‑il aux représentants du plaignant dans un courriel consigné dans la décision d’arbitrage. Vous êtes pathétique. » Un ton arrogant dont il semble être coutumier. Le magazine anglais The Economist rapporte que, son concurrent MindGeek lui ayant proposé de racheter son holding pour 120 millions de dollars en 2012, il aurait répondu avec la même morgue : « Je suis désolé, je dois jouer à Diablo II [un jeu vidéo fameux]. »
L’art de brouiller les pistes
Chaque jour, des millions d’utilisateurs viennent consulter ses sites. Stéphane Pacaud a monétisé ce trafic par la publicité. Certes, les prix du secteur adulte sont bien en deçà du marché traditionnel. Mais le nombre de visiteurs assure une rentabilité élevée. Sa régie pub Traffic Factory revendique le chiffre astronomique de 6 milliards d’affichages quotidiens. Fort de cette audience, Stéphane Pacaud n’a plus besoin de pirater du contenu. Désormais, les producteurs pornos diffusent gratuitement une partie de leurs vidéos sur ses « tubes » en échange d’un lien vers leur site payant, sur lequel il touche un intéressement.
En coulisse, l’opacité règne. Les sociétés liées au groupe se comptent par dizaines, sans que leur activité puisse être toujours établie. Stéphane Pacaud manie les montages à des fins d’optimisation fiscale. D’après des documents du registre du commerce tchèque, son holding WGCZ a un accord de prêt avec la société-écran Web Group Limited, enregistrée aux îles Vierges britanniques. Une autre société offshore établie à Hongkong, LK Management, est également actionnaire de la maison mère, ainsi que de plusieurs entreprises du groupe. À leur tête, toujours les mêmes mandataires : Stéphane Pacaud, sa sœur Malorie, ainsi que Marjorie Grocq, une de leurs intimes. Un seul associé extérieur vient se greffer à ce clan familial, le Tchéco-Canadien Robert William Seifert, installé à Prague. La discrétion est totale. Pas de photos. Pas de traces sur les réseaux sociaux. Stéphane Pacaud s’installe à l’étranger. En 2008 aux Philippines, où il est domicilié en banlieue de Manille. En 2012 en Suisse, dans une petite ville des environs de Zurich. Avant de se fixer, semble-t‑il, à Prague. Sa date de naissance n’est pas la même selon les documents administratifs : parfois il est né en 1975, parfois en 1978, le même jour que sa sœur. Seule certitude, la famille a ses attaches en Bourgogne, entre Auxerre, Le Creusot et la région lyonnaise.
Le niveau de vie des Pacaud offre une indication de leur richesse. « Stéphane venait d’acheter une Bentley à 300.000 dollars quand je l’ai rencontré au début des années 2010, s’amuse une habituée des studios tchèques. Il voulait faire le mariole, donc il m’a fait faire un tour, il était content. » À Prague, il possède un immense appartement au dernier étage d’un immeuble « avec une vue superbe sur le Musée national », précise une visiteuse. Il investit dans l’immobilier, par exemple via la société Mountain Properties. Sa sœur préfère Anguilla, un paradis fiscal dans les Caraïbes, où elle acquiert en 2012, avec son concubin de l’époque, une maison de 350 mètres carrés, évaluée à 800.000 dollars, comme l’indique un document foncier de ce minuscule territoire britannique. Parmi les lectures de chevet de la jeune femme, Les Secrets de l’immobilier – Comment bâtir votre liberté financière et vous assurer une retraite confortable. « Des calculs détaillés, des exemples précis, vante-t-elle dans un commentaire sur Amazon, l’une de ses rares traces numériques. Je recommande ce livre! » Des conseils qu’elle met également en pratique en France, où elle détient une société d’investissements immobiliers, toujours via le holding hongkongais LK Management.
Stéphane Pacaud effectue d’autres types de placements. Afin d’attirer toujours plus de monde sur ses sites, il acquiert les noms de domaine les mieux référencés du Web. FreePorn. com, XXX. com ou encore Swingers. com. D’après la presse spécialisée, il dépense près de 9 millions de dollars pour s’offrir l’adresse Porno.com. Au milieu des années 2010, il franchit une nouvelle étape. Il rachète cette fois des sociétés de production. Parmi les plus célèbres, le studio américain BangBros ou le magazine Penthouse, qu’il obtient pour 11,2 millions de dollars. Cette stratégie culmine en janvier 2020 avec l’acquisition de la compagnie Private, l’une des locomotives du porno européen. L’ancien webmaster a donc fini par racheter ceux dont il a pillé les contenus.
« Moi, j’appelle ça du blanchiment de scènes, décrypte un patron qui lui a revendu son entreprise. À partir du moment où il est devenu propriétaire des boîtes de production, on ne pouvait plus dire qu’il avait volé leurs vidéos, et donc il risquait moins d’aller en prison. » En 2016, Stéphane Pacaud a en effet été inquiété par la justice. Son concurrent canadien MindGeek l’a attaqué devant un tribunal californien en lui reprochant de diffuser des contenus lui appartenant sans autorisation. L’affaire s’est finalement réglée à l’amiable avec un accord tenu secret.
Une surenchère sans limite
L’une de ses sociétés de production occupe une place à part. La toute première qu’il a créée en 2012, avec Javier Vazquez, un Mexicain jusqu’alors dirigeant de Sineplex, et devenu son associé. Stéphane Pacaud la relance sous le nom de Legal Porno. « Un pied de nez à ses détracteurs, rapporte un acteur passé par le studio. C’est le roi des pirates, alors il a appelé sa production Legal. » Pour la première fois, le webmaster passe de l’autre côté de l’écran et produit ses propres films. Il installe son studio à Prague. La législation tchèque offre des facilités : assimilé à du proxénétisme presque partout en Europe, le métier d’agent d’actrices pornos est parfaitement légal dans ce pays. De quoi assurer un flux continu de jeunes femmes.
Stéphane Pacaud exploite cette manne de façon quasi industrielle. Le néoproducteur achète un immeuble au centre-ville, qu’il transforme en usine à porno. Au 4e étage, un dortoir pour les actrices de passage ; au 3e, un appartement pour les acteurs ; au-dessous, le studio. Des jeunes femmes débarquent de toute l’Europe pour des séjours d’une semaine en vase clos. Dans les espaces communs, elles patientent en attendant qu’un SMS leur demande de descendre au studio. Les tournages s’enchaînent, le plus souvent trois par jour. « Question professionnalisme, c’est ce que j’ai vu de mieux, estime une actrice ayant tourné une quinzaine de scènes pour Legal Porno. Et derrière, c’est une production qui paie très bien. » Entre 800 et 1.200 euros la scène.
Cette générosité a une contrepartie : les pratiques extrêmes sont la marque de fabrique du studio. Stéphane Pacaud délègue la production à des réalisateurs sous contrat avec sa société GTFlix TV ou à des prestataires réguliers. Mais il donne son aval pour la plupart des décisions, témoigne une de ses anciennes collaboratrices « Il était notamment obnubilé par les commentaires des utilisateurs sur son forum. Dès qu’un abruti soumet une idée de scène trash ou humiliante, lui veut qu’on la fasse à tout prix. » La surenchère n’a pas de limites. Le virtuel se fracasse contre le monde réel et les corps des actrices. Pendant que les hommes s’injectent de l’Edex – une molécule contre les problèmes d’érection – dans le pénis, les femmes s’appliquent de la lidocaïne. Ce puissant anesthésiant rend indolores les pénétrations. « J’ai dû en mettre parce que je n’avais pas le choix, raconte une actrice espagnole à propos de ce qu’elle décrit comme sa pire expérience dans le porno. C’était soit ça, soit je ne finissais pas la scène car j’avais trop mal, et je n’étais pas payée. Quelque part, on met ta santé en jeu. »
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